Au lendemain de la guerre, dans les fermes du Cotentin, au cœur du bocage normand où j’ai grandi, les familles de paysans consommaient encore régulièrement des galettes de Sarrazin. Le plus souvent, on les mangeait à la collation, cette pause du milieu de la matinée, où l’on avalait plus que le bol de soupe et la tasse de café du lever et moins que le repas de midi qu’on appelait, chez nous, le dîner. Les galettes remplaçaient alors le pain. Elles étaient confectionnées dans de lourdes poêles de fonte (les tuiles) et retournées à l’aide de pelles plates avant d’être empilées sur des grilles en bois.
Il y a quelques jours, plongeant dans de vieux objets hérités de mes grands-parents, j’ai découvert ces trois reliques, depuis longtemps abandonnées sur des étagères inaccessibles et pour tout dire oubliées. Elles m’ont fait revivre mes longs vagabondages dans les chemins du village qui m’a vu naître, les travaux dans les champs auxquels j’ai participé pendant les vacances : Les jobs d’été n’existaient pas alors, mais je n’aurais manqué pour rien au monde la fenaison, les moissons et les « batteries » qui suivaient celles-ci, et moins encore les longs repas de fin de corvées où le cidre, consommé en abondance, était tiré au cul des tonneaux. J’ai revécu également l’accueil chaleureux des mères des copains qui m’accueillaient alors et m’ont donné, en même temps que leur affection, le goût irremplaçable des galettes. Je n’avais pas mesuré jusqu’à cette découverte ô combien émouvante que j’avais vécu là les moments les plus pleins et les plus heureux de mon enfance.
Dans ma famille, à la campagne, même si nous ne vivions pas dans une ferme, nous avons constamment mangé des galettes. Nous en mangeons toujours mais, fabriquées dans des poêles modernes, téfalisées, légères…., aucune n’a la texture ni le parfum de celles que les maîtresses de maison cuisinaient naguère, semblables à celles que devait faire, sur cette tuile, ma grand-mère, que je n’ai pas connue.
Septembre 2015
Encore un joli souvenir d’une enfance légère comme un papillon.
Trois objets nous invitent, au coin du feu.
On sent presque l’odeur de la galette invisible,
et là, juste là, presque visible en son absence,
n’est-ce pas, fugace, l’ombre de grand-mère?