Le rond de serviette, de Françoise Roques

Je me sentais quelquefois en visite dans la maison familiale. Je n’y avais pas tout à fait ma place ou plus exactement je n’y trouvais pas tout à fait ma place. Autour du noyau familial gravitaient les oncles, les cousins et les neveux qui montaient de Béziers le temps d’un week-end ou de vacances, de nombreux invités qui restaient dormir une nuit ou deux, des étudiants qui étaient logés le temps de leurs études, toute une ruche besogneuse et bruyante. En bon pasteur, mon père ouvrait à tous sa maison et sa table. Ma mère, elle, ordonnançait tout ce monde avec efficacité et autorité. Elle fixait les heures des repas, distribuait les tâches ménagères, établissait planning et emplois du temps, semaine après semaine. Aux repas, les conversations allaient bon train, on discutait de tout, politique, théologie, écologie, on bâtissait un monde meilleur. On s’échauffait, on parlait fort, on criait, on riait, on se fâchait. Les discussions tournoyaient dans une cacophonie assourdissante. Alors, souvent, je quittais en douce la table avant la fin du repas et remontais dans ma chambre pour lire, rêver, caresser mon violon.

À huit ans, j’avais dû partager ma chambre avec une étudiante. Je m’en étais plainte à ma mère. J’avais osé, d’une petite voix, lui dire la peine que j’avais à trouver une place dans cette famille trop nombreuse, trop indifférente, trop envahissante, j’avais osé lui chuchoter cette impression de ne pas tout à fait exister, de ne pas compter.

Ma mère s’était alors tendrement moquée de moi,  Françoise chérie qui doute toujours, regarde, là, ton nom sur le rond de serviette, et dans un éclat de rire, elle avait sorti les serviettes  du buffet, pliées et roulées chacune dans son rond, regarde, ici, les nôtres, Thérèse et André, et ceux de tes sœurs, Anne et Cécile, et le tien, Françoise, le tien, et devant mon prénom gravé sur le cercle en argent, je n’avais plus osé me plaindre.

Et puis, un jour, on s’aperçut que mon rond de serviette avait disparu. On l’a cherché quelque temps, mais en vain. Définitivement perdu. Alors on l’a remplacé par un très joli rond de serviette ancien, en argent, tout simple. Mais celui-là n’était pas gravé à mon nom. Déçue, j’avais essayé de me consoler en me disant que, étrangement, mon rond de serviette était peut-être unique par son anonymat même.

Plus tard, Anne et Cécile se sont mariées et installées près de la maison familiale ; elles ont fait à leur tour famille, enfants nombreux, jardin fleuri et repas du dimanche chez les parents. Moi, j’avais trouvé un emploi à la Bibliothèque Nationale et loué une chambre de bonne rue Madame, à Paris.

Et puis quand notre mère est morte, quelques années après notre père, mes deux sœurs ont décidé de mettre en vente la maison familiale, ainsi que les meubles anciens, les tableaux et gravures, et tous les objets ayant quelque valeur. Elles se sont partagé les bijoux – pour nos filles, Françoise, tu comprends ? Toi, qu’en ferais-tu ? – et ont récupéré leurs ronds de serviettes, si joliment gravés à leur nom.  J’ai laissé le mien partir à la salle des ventes.

Françoise Roques

16 décembre 2021

3 réflexions sur “Le rond de serviette, de Françoise Roques

  1. Mieux qu’un rond de serviette, Françoise : votre prénom, votre existence, associés à un texte, à des mots, dignes de la Bibliothèque Nationale, et désormais au musée. Vous y avez toute votre place !

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