L’Hermès 2000, d’Anne Guglielmetti

Dite portative mais entièrement en métal, elle pesait un âne mort. Ou plutôt deux, lorsque son boîtier était encore du voyage.

Beaucoup plus volumineuse quand elle était enfermée dans ce parallélépipède de bois recouvert d’un simili cuir granité et vert olive, elle n’entrait dans aucune valise. Je l’en ai donc très vite libérée et elle n’en a pas été affectée. Elle était faite pour prendre la vague et le vent, non pour rester à l’ancre. Elle a d’ailleurs remarquablement résisté aux chahuts d’une vie nomade et, pendant des années, c’est en parfait état de marche qu’elle a rejoint le havre, que je croyais pérenne et qui n’était jamais que provisoire, de la table sur laquelle je la posais.

Robuste, assurément. Et cependant menue, fine, étrangement légère d’apparence avec son châssis couleur anthracite et sans arête vive. Maintenant que j’y repense, la revois, il me semble que son élégance, aujourd’hui fanée, tenait dans une large mesure à cette absence, évidemment voulue, d’angle droit et à ses petites dimensions.

Les noirs capuchons de ses touches, doucement concaves pour accueillir au mieux la pulpe des doigts, étaient-ils déjà un peu jaunis de nicotine, et certaines lettres de son clavier azerty à demi effacées, quand elle est devenue mienne ? C’est peu probable.

D’abord parce que sa première propriétaire l’a tirée d’un placard quand elle me l’a offerte, ensuite parce que cette femme, qui était ma grand-mère, n’a jamais fumé, hormis une unique fois dont témoigne la photo sur laquelle, coiffée d’un haut-de-forme, un pied posé sur l’assise d’une chaise et la jambe moulée dans un bas de fin nylon, le ventre comprimé sous une jupe droite par une gaine que portaient encore les femmes de son âge et le buste bien droit, elle tient entre deux doigts, à hauteur de ses lèvres, une cigarette emmanchée sur un long fume-cigarette, avec la même crânerie que Marlène Dietrich. Ma grand-mère, quelquefois, aimait plaisanter.

Quoi qu’il en soit, c’est en ma compagnie que l’Hermès 2000, vagabonde comme le dieu aux chevilles ailées dont elle portait le nom, a vécu et vieilli. Si le chiffre qui complétait son patronyme m’évoquait un très lointain millénaire nouveau (j’avais alors dans les vingt ans et les décennies qui m’en séparaient me paraissaient aussi vastes qu’une vie entière), et s’il m’était impossible d’ignorer qu’elle venait de Suisse – c’était écrit sur son capot–, en revanche j’ai longtemps ignoré qu’elle avait été dessinée et fabriquée dans les années 1950.

Elle était donc née à peu près en même temps que moi. Et à présent que tant d’années ont passé, je ne peux me défendre d’être émue en imaginant que, reléguée dans son placard et son boîtier, elle attendait patiemment le début de nos aventures communes, de même que ma première jeunesse attendait patiemment de découvrir ce que l’avenir lui réservait. Il est vrai que la curiosité de mon enfance était comblée, durant les mois d’été, par un tendre jardin, le reste de l’année par les vergers et les bois qui bordaient le chemin de l’école, et que mon adolescence eut ensuite à sa disposition, au bout d’une ligne de chemin de fer menant en une demi-heure à Paris, les rues, les passages, les boutiques et les casiers des libraires d’occasion du quartier de Saint-Lazare.

Quand l’Hermès 2000 entra en ma possession, il y avait beau temps que les machines à écrire électriques étaient commercialisées. Je n’ai pourtant jamais convoité une de ces mastodontes, dont la massive et morne silhouette était à mes yeux dénuée du moindre attrait. Je les devinais sinon impotentes du moins farouchement opposées à tout déplacement et, de ce fait, secrètement désireuses de me river au même bureau, à la même table, durant toute leur vie et une bonne partie de la mienne. Mais surtout, sitôt entrées en action, un bruit infernal montait de leurs entrailles.

Infernal parce que constant. Constant parce que leur moteur tournait rond, diraient certains, qui estimeraient sans doute aussi que j’aurais dû, au contraire, me féliciter de ce qu’il « ronronnât ». Mais ai-je jamais entendu La Doucette, qui fut mon amie pendant vingt ans et s’installait sous la lampe à abat-jour de ma table quand moi-même y étais assise longuement, produire un son aussi stupidement insistant ? Lequel, je le savais, m’aurait mis les nerfs en pelote, moi qui avais alors besoin du plus grand silence.

Voyez-vous ça, rien de moins que le plus grand silence !

Oui. En tout cas, une bulle de silence enchâssée dans le silence de la pièce où je me trouvais. Même La Doucette le comprenait, qui y contribuait par sa hiératique présence de chat abîmé dans ses songes.

Et pourquoi ce beau silence, s’il vous plaît ?

Parce que trouver les mots appropriés, les assembler en une phrase qui restituerait au plus juste, au plus près, l’image que j’avais en tête et, dans ce but également, possèderait son propre rythme, requérait et requiert toujours pour moi le plus grand silence.

Mazette !

Au point que j’aurais préféré en rester au Bic et à la feuille de papier s’il m’avait fallu endurer, à cinquante centimètres de mon oreille, le bruit de ce moteur prétendument « ronronnant », dont je n’aurais pu faire abstraction.

Heureusement, l’Hermès 2000 était entièrement mécanique. Et si ses touches claquaient subitement comme des voiles gonflées par le vent, c’est qu’elle m’obéissait au doigt et à l’œil quand, enfin, je tenais la phrase que mes doigts lui dictaient et que mon œil voyait s’inscrire, lettre après lettre, dans la belle police de caractère qui était la sienne, sur la feuille enroulée sur son cylindre.

Certes, il lui arrivait de s’étrangler. Je veux dire que plusieurs tiges, soudain se chevauchaient et demeuraient coincées, agglutinées, incapables de se déprendre l’une de l’autre, dans cette sorte d’encombrement. Je ne lui en ai jamais tenu rigueur. J’ôtais son capot, ce que celui-ci acceptait de bonne grâce, et, rabattant les tiges une à une, je les rendais au bel ordonnancement de leur corbeille. L’opération était suffisamment aisée et brève pour que, dans l’intervalle, les mots élus ne m’aient pas échappé ; du reste, j’ai constaté à plusieurs reprises que cet arrêt forcé me permettait de m’en pénétrer, de les soupeser plus précisément. Oserais-je dire que l’Hermès 2000 se méfiait de mes élans, subodorait ce que plus tard, à la relecture d’un premier jet, je raturerais, modifierais ?

J’insiste sur ce point parce que« la rapidité de frappe » était un des arguments de vente des machines électriques. Aussi véloces que la meilleure dactylo professionnelle, prétendait-on. Mais je n’ai jamais tapé à la machine qu’avec deux doigts, trois dans le meilleur des cas, infichue, par exemple, d’actionner la barre d’espacement avec le pouce. Peut-être parce qu’une cigarette était fichée plus souvent qu’à son tour entre l’index et le majeur de ma main gauche, si bien que seul l’annulaire de cette main était disponible. Je n’étais pas une dactylo. Et peu nous importait, à elle comme à moi. Entre deux silences, le sien et le mien, entre deux ruminations miennes et deux attentes qu’elle partageait avec moi, ses touches, sous mes doigts, frappaient joyeusement le papier.

Le son familier, et non le bruit, qu’elle émettait alors, ce son-là ne me gênait en rien. Je l’aimais. Il était l’écho d’une voix intérieure qui ne franchissait pas mes lèvres. Il était la voix du roman ou de la nouvelle en cours. Et c’est avec le plus grand étonnement que j’appris un jour qu’il importunait ma voisine de palier. Je glissai un feutre épais sous l’Hermès 2000, et j’oubliai. Après dix-neuf heures, je ne tapais jamais à la machine pour la simple raison que, le soir, je ne suis bonne à rien, et à six heures du matin, cette femme dormait manifestement d’un sommeil profond. Personne d’autre, rue des Trois Frères, à Paris, ou ailleurs et plus tard, ne se plaignit jamais. Il est vrai que plus tard je fis de longs séjours en Normandie, où seules les vaches, autour d’une maison isolée, auraient pu récriminer. Et puis, quand on entreprend la longue traversée qu’est l’écriture d’un roman, les silences sont fréquents et les machines à écrire, quelles qu’elles soient, souvent muettes.

Bref, des « électriques » à mon Hermès 2000, il y avait la même distance, pour ne pas dire la même différence radicale de nature qu’entre une goélette qui court sur l’écume des courants marins et un bateau à vapeur, haletant et noirci par la combustion de son charbon, qui martèle la vague et se fait en retour assommer par la houle.

Bien avant toute traversée d’envergure, notre premier grand voyage, à elle et à moi, nous conduisit en Italie. Avec quelques meubles et objets, elle partit de son côté, dans un conteneur ferroviaire qui me rejoignit avec deux mois de retard, et que je pensai plus d’une fois irrémédiablement perdu, lors d’inutiles réclamations au guichet de la gare du lieu.Mais ce premier voyage ne fut pas seulement grand de deux mille kilomètres et des deux années italiennes qui suivirent. Il me mena à l’orée de ce que je suis peut-être devenue : une romancière. C’est là-bas, et avec l’Hermès 2000 enfin arrivée à destination, que je fis mes premières tentatives véritables. J’avais sûrement déjà composé des poèmes de lycéenne et écrit des proses estudiantines, mais de tout cela, qui sombra corps et biens quand je quittai l’appartement familial, je ne garde que le souvenir d’une soif insatiable de lecture et de quelques maîtres-livres qui, aujourd’hui encore, figurent dans ma bibliothèque. Alors que l’Hermès 2000 attendait patiemment dans un placard, je dévorais un roman après l’autre et j’apprenais.

A mon retour d’Italie, j’écrivis et publiai mon premier roman. L’Hermès 2000 en fut évidemment la secrétaire. Nous étions devenues tout à fait familières l’une de l’autre. Je « tapais » toujours avec trois doigts mais ils avaient acquis une bonne connaissance de la place des lettres sur son clavier et j’aurais pu, les yeux fermés, actionner le levier de retour, joliment chromé, de son chariot. Aux jours fastes de grande concentration et de matinées entières d’écriture, le premier jet dactylographié était ensuite impitoyablement relu, raturé, remanié, surchargé de corrections apportées au Bic, et la nouvelle version retapée. Cette « mise au propre » était la dernière chose que je demandais à l’Hermès 2000 au bout de la journée. Elle n’a jamais regimbé devant un trop plein de travail, ni perdu patience quand, faute de ce que l’on nomme « inspiration », nous restions durant des jours, voire des semaines, encalminées. Pour la remercier de ses bons offices, je la dépoussiérais régulièrement avec le plus grand soin et je n’attendais jamais que son ruban encreur soit totalement mité avant de le changer.

Si cette photo n’avait disparu comme tant d’autres (je croyais pourtant l’avoir aperçue, il n’y a pas si longtemps, lors d’un grand rangement que m’a suggéré un confinement de sinistre mémoire, mais non, impossible ce matin de remettre la main dessus), vous pourriez voir l’Hermès 2000 trônant dans sa belle maturité sur une table, au-dessus de laquelle est accroché au mur celui que j’appelle « le tableau rouge » et qui a, comme elle, traversé les années jusqu’à aujourd’hui, sans jamais s’égarer dans les méandres de ma vie. Cette photo, vieille de plusieurs décennies, c’est moi qui l’ai prise, raison pour laquelle je ne suis pas dessus.

Drôle d’idée, me direz-vous, que de photographier une machine à écrire et une table. Oui, peut-être… Mais, voyez-vous, cette table n’était pas n’importe laquelle. Elle était « ma » table. J’entends par là un lieu beaucoup plus qu’un meuble, et un univers qui n’appartient qu’à moi. Le paradoxe étant justement qu’il s’agissait et s’agit toujours d’un lieu restreint, aux dimensions d’une modeste table, et d’un univers invisible, trahi seulement par une machine à écrire, une lampe à abat-jour, un dictionnaire de la langue française, un pot à crayons et un petit bazar de feuilles de papier et de carnets, ainsi que divers objets menus qui ont changé au fil du temps, au gré des déménagements. Le reste, tout le reste de cet univers est immergé au plus profond du souvenir, au plus secret de l’imaginaire. De sorte qu’entreprendre une fiction, c’est plonger et parfois longuement demeurer dans ces profondeurs avant d’en remonter des images et des mots. Après la fascination de l’image initiale, qui contient toute l’histoire comme le pépin de pomme contient le pommier, viennent les mots, le travail sur les mots, d’où surgissent, en leur propre paysage, leur propre vie, leur propre drame ou félicité, et vous entraînent à leur suite, ceux que l’on appelle des « personnages »… Sur la table, sur ce que je dis être « ma » table, et il importe peu qu’elle n’ait pas toujours été la même, l’Hermès 2000 témoignait de ce processus mystérieux et, en réalité, indescriptible. Elle en représentait pour ainsi dire le seuil, et peut-être même, selon une métaphore qui me vient à l’instant, en était-elle le cordon ombilical. Une fois ce seuil franchi, la sonorité de ses touches m’accompagnait jour après jour jusqu’au bout de ma traversée. D’où son importance à mes yeux, et le désir que j’ai eu de la prendre en photo sur la table du moment…

En revanche il ne me passerait jamais par la tête de photographier l’ordinateur avec lequel je suis en train d’écrire ce petit hommage à l’amie d’antan. à  quelle date les « ordi », ainsi que les nomment familièrement ceux qui n’ont connu qu’eux, ont-ils remplacé les machines à écrire ? Mais quand je partis pour Annay-la-Côte, l’Hermès 2000 avait encore devant elle un troisième roman à dactylographier et, bien sûr, elle fut du voyage.

La mémoire est une fonction du cerveau bien étrange (pardon pour cette banalité, que justifie une singularité sur laquelle la science s’interroge toujours). Alors qu’elle et moi, nous avons fait d’autres voyages beaucoup plus longs ou plus lointains, c’est ce court séjour dans l’Auxerrois qui me revient à l’esprit : dix jours, pas davantage, à deux cents kilomètres de Saint-Ouen où j’habitais alors, autant dire la porte d’à côté.

Mon frère et sa femme, que je ne voulais pas déranger, m’avaient trouvé dans leur village une chambre chez l’habitant. En l’occurrence une très solide vieille dame qui vivait seule et fort placidement dans une ancienne maison de vigneron. J’ai oublié son nom mais non pas son étonnante impassibilité.

Nous étions convenus d’un prix modique pour un hébergement qui n’incluait aucun repas. Je déjeunais avec mon frère et ma belle-sœur, passais l’après-midi chez eux ou allais me balader dans les vignes roussies d’octobre, puis nous dînions et passions la soirée ensemble. En les quittant, j’emportais une lampe de poche, qui me guidait dans le village enténébré, et une thermos de café avec deux ou trois biscuits pour mon petit déjeuner du lendemain.

Mon hôtesse ne frappa jamais à la porte de la chambre ni ne manifesta le moindre désir de savoir quoi que ce soit de moi. Lorsque, vers midi et avant que je ne disparaisse jusqu’au soir, nous nous croisions, nous échangions quelques mots hésitants. La table et la chaise que mon frère avait apportées à mon intention n’avaient, semble-t-il, aucunement éveillé sa curiosité.Elle entrait pourtant dans la chambre quand je n’y étais pas. Le soir, à mon retour, j’en trouvais en effet les volets clos, et chaque soir je les repoussais en maugréant : quel besoin a-t-elle ?!… car j’ai toujours aimé me réveiller avec les premières lueurs du jour. Précaution de vieille dame, ces volets bouclés dès la nuit tombée? Elle n’y fit jamais allusion. Elle ne hasarda pas davantage une question sur ce qui, le matin, me retenait attablée durant trois ou quatre heures d’affilée, en compagnie d’une machine à écrire dont la présence ne lui avait sûrement pas échappé. Du début à la fin de mon séjour, sa placidité m’accueillit et, à la fois, m’ignora avec la plus auguste indifférence !

En venant à Annay, j’avais espéré poursuivre le roman en cours mais surtout désiré prendre l’air, respirer, au propre comme au figuré. Ma vie à Saint-Ouen tanguait depuis déjà un bon bout de temps, roulait lourdement, d’infernales tempêtes en sourdes et tenaces querelles. Elle me précipitait vers ce que je n’osais regarder en face, à savoir une rupture inévitable et lourde de conséquences de toute sorte. Et elle le fut, quand elle advint quelques mois plus tard. Elle fut un séisme de grande magnitude qui ne laissa rien debout de tout ce qui avait été partagé, désiré, construit, espéré, aimé, défendu ou célébré à deux, pendant plus d’une décennie. Rien n’y survécut, hormis un certain « tableau rouge ». Je n’avais donc pas la tête à écrire, effrayée de ce qui se préparait, marchait vers moi à grands pas. Sûr, mon hôtesse ne fut pas gênée par le tip-tap d’une machine à écrire : pendant dix jours, l’Hermès 2000 n’eut pas une seule ligne à dactylographier, un seul mot à se mettre sous la dent. Mais elle était là et, dès le réveil, dès les premières lueurs du jour, elle me rappelait et me reliait à ce qui était l’autre hémisphère de ma vie, aussi essentiel à mon existence que pouvait l’être et l’avait été une vie de couple qui arriverait bientôt à son terme.

Un cordon ombilical… Est-ce un hasard si, il y a un instant, cette image s’est imposée à moi et si, de tous les voyages qu’elle et moi avons faits ensemble, celui-ci m’est soudain revenu en mémoire ?

Et puis il fallut rentrer, regagner Saint-Ouen. Ainsi que je le faisais chaque fois que je devais la glisser dans un sac en plastique en vue d’un trajet ferroviaire, je saisis lestement l’Hermès 2000 par le bas de son châssis (elle ne s’en plaignit jamais), rassemblai les papiers, carnet et vêtements qui la rejoignirent dans mon bagage, jetai un dernier coup d’œil circulaire sur une chambre que je ne reverrais pas et, bien sûr, avant de rejoindre mon frère et sa femme qui me mèneraient à la gare, je saluai mon impassible hôtesse. Nous nous serrâmes la main. Et, à ma grande surprise, elle retint ma main dans la sienne plus longtemps que nécessaire, ses lèvres s’épanouirent en un sourire affectueux et, au terme d’un regard pénétrant, elle murmura : « Je vous souhaite un bon voyage… ».

Ensuite ? Eh bien ensuite arriva ce qui devait arriver. Mais j’achevai mon roman, l’Hermès 2000 en dactylographia une dernière copie et, lorsque ce roman parut, je vivais seule, rue des Trois Frères. Dans un tout petit deux pièces-cuisine que prolongeait, comme la plupart des appartements situés sur la Butte Montmartre, une vue superbe sur Paris. J’y avais installé ma table et, sur cette table, l’Hermès 2000. Souvent La Doucette aussi s’y installait et, les yeux mi-clos, elle filait ses rêveries silencieuses, à la chaleur de la lampe à abat-jour. Plus tard, l’une et l’autre me suivirent naturellement en Normandie.

Je suis incapable de préciser en quelle année j’acceptai de « m’équiper », comme on disait alors, d’un « ordinateur ». Je garde le souvenir d’épouvantables « disquettes » qu’il fallait « insérer » dans le ventre de ce nouvel engin, puis récupérer et apporter dans une boutique spécialisée, où le texte que j’avais travaillé sur un « écran » puis « sauvegardé » gagnait enfin le droit de figurer sur une feuille de papier. Autant de termes barbares et d’incertaines opérations intermédiaires, mais surtout le sentiment, qui me mettait la rate au court bouillon, que s’interposait entre moi et l’écriture une capricieuse et intraitable puissance qui, à tout moment, pouvait refuser de me restituer le travail d’une journée ou d’une semaine entière, et donc me déposséder de mes propres mots. Ah, le papier ! Mon anxiété ne se calmait que lorsque je tenais entre les mains mon texte non plus dactylographié mais « imprimé ».

Il paraît que cette transition entre les premiers « ordis perso » et les actuels, infiniment perfectionnés, ne fut pas très longue. Aussi brève qu’elle ait été, elle garde pour moi le caractère d’un lancinant cauchemar éveillé. Si je n’avais été contrainte d’en passer par là, il est probable que je n’aurais jamais acheté un ordinateur portable. Mais l’informatique envahissait nos mondes, un à un, dont celui de l’édition. Et ce fut comme si l’Hermès 2000, pendant ce temps, sortait de ma vie sur la pointe des pieds, consciente de son impuissance à lutter contre cette « ère numérique ».

Jamais pourtant je ne me séparai d’elle. Nous ne voyagions plus ensemble mais elle était de chacun de mes déménagements, au demeurant beaucoup moins fréquents. Oui, pensais-je, songeuse, lorsque je la sortais d’une armoire ou d’un placard à cette occasion : ma bonne vieille machine à écrire…

Aujourd’hui, l’Hermès 2000 vit sa grande vieillesse à la campagne, dans une autre maison normande, sur le rayonnage d’une bibliothèque où le soleil d’automne, se glissant jusqu’à elle, caresse les touches certainement arthritiques de ses lettres à demi-effacées et son châssis de métal, au dessin désuet, patiné de nicotine. De ma table, mon regard s’arrête quelquefois sur elle avec tendresse et étonnement, avant de revenir à un écran.

Est-ce possible que plus de quarante années aient passé depuis qu’une femme l’a offerte à sa petite-fille ?!

Anne Guglielmetti

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