La dînette, de Cécile Oumhani

Ma mère avait gardé la dînette de son enfance en Inde. Quand elle la sortait de sa boîte, ses gestes étaient empreints de vénération. Ma sœur et moi, nous savions que ces ustensiles en miniature venaient du pays lointain où elle avait vécu ses premières années.

Ils étaient la trace d’un passé qui lui a toujours manqué. À sept ans, ses parents l’ont envoyée en pension dans le Nord de l’Écosse, comme les Britanniques avaient l’habitude de le faire, dès que leurs enfants étaient en âge d’aller à l’école. Ma mère ne les voyait plus qu’une fois tous les deux ans, quand ils revenaient en Europe pour des congés.

Je me rappelle son émotion, alors qu’elle nous regardait jouer avec sa dînette, nous, ses filles, dans une ville de province en France. Nous prenions ces plats, ces bols et ces assiettes de cuivre avec ravissement. Quand nous avions fini, elle les rangeait avec un soin presque maniaque.

Jamais ma mère ne nous a donné sa dînette. Elle nous la prêtait en de rares occasions, ce qui n’était pas pareil. Était-ce la petite fille privée brutalement de sa vie en famille qui continuait de renâcler quelque part en elle ? Après tout, ces jouets étaient les siens. Ils étaient les fragments de ce qu’elle avait perdu, après une longue traversée qui l’avait menée en Grande-Bretagne, jusqu’à Aberdeen, où elle se rappelait avoir eu si froid. Ils étaient la petite madeleine d’où déferlaient des images que ni ma sœur ni moi ne pouvions nous représenter. Elles étaient ses paysages.

Aujourd’hui la dînette est chez moi et ces ustensiles de poupée continuent de m’émerveiller. J’y retrouve la silhouette pensive de ma mère, assise avec ses filles, ainsi que la joie de nos jeux. Plus précieusement encore, ils m’entrouvrent les portes d’un univers disparu, celui de son enfance en Inde. Ils sont la preuve qu’il a vraiment existé. Ils m’entraînent vers des chemins qui me rendent le monde plus riche, plus vaste.

À force de recherches, j’ai découvert que ces dînettes de cuivre existaient en Inde depuis plusieurs siècles et qu’on les appelle bhatukali. Un poète marathi du XIIe siècle en fait mention dans un de ses recueils de poèmes. Les magasins de jouets en ligne proposent toujours des bhatukali, dont on précise qu’ils sont destinés aux filles aussi bien qu’aux garçons.

Ma mère a-t-elle joué à la dînette avec Jiva, l’aya qui s’occupait d’elle et dont il était souvent question dans ses souvenirs d’Inde ? Je ne le saurai jamais. Et comment dit-on bhatukali en télougou, la langue qu’elle parlait si bien que ses parents lui demandaient de leur servir d’interprète ? Devant sa dînette indienne, je me dis que ma mère m’a transmis la faculté de franchir les frontières, comme une simple évidence.

Cécile Oumhani

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