C’est un petit miroir de sac, qui appartenait à ma grand-mère. Il est longtemps resté au fond d’un tiroir. Il date des années 30. Enfant, j’en caressais l’ovale festonné de cuivre, le même ovale que la boite ovale des bonbons à l’anis de l’Abbaye de Flavigny. D’un côté mon reflet cisaillé, de l’autre une photo et deux regards.
Ils sont morts maintenant les deux petits garçons sur la photo, cols blancs sur veston de velours noir. Ils ont mené bravement leur vie d’homme, ignorants encore des chagrins et des bonheurs à venir. L’un d’eux est devenu mon père. C’est le plus grand, celui qui pose la main sur l’épaule de son petit frère. Il a dix ans. Dix ans, comme moi quand je les ai regardés pour la première fois, fascinée et émue de les surprendre dans un instant de leur vie d’avant moi : ils posent, le petit devant le grand, très sages. A quoi pensent-ils ?
Je me revois, ouvrant sans bruit le tiroir du bureau acajou, comme pour un rendez-vous secret. J’aimais ramener à la lumière les deux visages figés qui me regardaient moi, par-delà le temps. L’un avec encore les rondeurs de l’enfance, l’autre très mince, si doux, avec l’esquisse d’un sourire, à peine.
Aujourd’hui, j’imagine ce miroir dans le sac de ma grand-mère. L’avait-elle choisi ? La photo aussi ? Ou bien le lui avait-on offert ? Et qui ?… Ces questions qu’on ne pense pas à poser, et puis c’est trop tard. J’imagine son geste de femme, pour discrètement vérifier la tenue de son chapeau, apprivoiser une mèche échappée, le remiser près du mouchoir blanc parfumé d’Eau de Cologne… Et puis son exclamation étouffée peut-être, quand il est tombé.
C’est un petit miroir de sac qui appartenait à ma grand-mère. Il reflète à présent mon image. Et je caresse du doigt, comme un pli douloureux, la zébrure du miroir brisé.
Agnès Desbois
Bref et intense.
Un objet simple que l’imaginaire d’une enfant rend fascinant… Subtil.