Arcachon, ses ruelles en pente et ses places à fleur de mer, que j’arpentais à toute heure du jour par besoin d’éprouver la liberté acquise à force de soleil. Les nuits étaient longues, étouffantes, alourdies encore par le souffle épais de l’âge. J’aimais ma grand-mère et elle avait pour moi cette tendresse qu’on réserve au dernier-né, à l’enfant venu après tous les autres, alors que l’on est soi-même seule depuis trop longtemps et que le métier manque. J’avais douze ans et je n’avais plus de corps. Je rêvais d’être aussi légère que le miroitement du ciel à la surface du sable. Je nageais pendant des heures en attendant l’aube, espérant m’y confondre, que mes contours se diluent dans la pâle étendue des jours. Qu’elle s’inquiète pour moi me rendait sa présence importune. Je mangeais des canelés du bout des doigts, pour me faire plaisir autant qu’à elle sans jamais nous l’avouer. Une après-midi, je suis sortie seule, j’en avais pris l’habitude et fredonnais à travers la ville les battements de ce cœur que je croyais brisé. J’ai poussé la porte d’un magasin de souvenirs, choisi quelques cartes postales pour mes parents, et trouvé ce petit bateau bleu de mer, la nuit ; et le même, le jour. La vendeuse les a enveloppés dans du papier et je suis rentrée à l’appartement où m’attendait ma grand-mère. Je me suis assise près de la fenêtre, feignant de reprendre ma lecture, de ce roman aux pages froissées par l’orage, et lui ai écrit un petit mot pour lui dire à quel point je tenais à elle, peu importe à quel point nos relations avaient pu être houleuses lors de ces quelques jours en bord de mer. Ce mot, comme d’autres, elle le garderait précieusement jusqu’à sa mort. Elle en parlerait, parlerait de moi avec admiration comme la jeune fille qui écrivait et l’aimait. J’ai récupéré le petit bateau bleu de mer, la nuit, et l’ai posé dans ma bibliothèque à côté du petit bateau bleu de mer, le jour. J’espère que les mots soufflent dans leurs voiles et qu’ils traversent chaque fois l’océan qui me sépare d’elle.
Chloé Martin
Quand les bateaux emportent l’âme de nos morts, et reviennent chargés de nos mots de vivants
gemellité:
comment avoir deux âges,
ou l’âge d’être deux?