Le ludion de Dominique Fabre

Sur la table basse pour le téléphone, il y avait le ludion. Je ne sais pas où ma mère l’avait acheté. Il date des années soixante-dix, il marche encore très bien. Il est inusable on dirait. On fait monter le liquide en tenant le bas dans sa main, et si on le garde  une petite minute, les bulles font un petit bruit de fausse pluie. Le ludion se rapproche des boules de neige sans neige,  le genre qui renferme des tours Eiffel ou des personnages de contes pour les enfants. Ça ne sonnait pas souvent. Ma mère téléphonait surtout le dimanche.

Le téléphone avait un long fil caché sous la table basse, cette table n’était pas jolie, elle était froide, avec des motifs abstraits. Et le téléphone était gris. Le dimanche quand elle avait un appel en général ma mère fermait la porte du salon, mais on avait des murs en carton, qui entendaient tout. Parfois on entendait quand même moins sa conversation,  si par exemple les voisins du deuxième avaient mis la musique à fond, si ceux du palier d’en face se disputaient ou si le dingue du rez-de-chaussée faisait des nouveaux trous avec sa perceuse. En cas de musique à fond, après les sommations d’usage (non mais la ferme !, silence, putain !) on prenait le balai pour taper en différents endroits du plafond du F2 en-dessus du nôtre. Le dimanche, quand ma mère appelait elle regardait parfois le ludion, sans le toucher. Ma sœur trouvait ça marrant mais bon. Ma sœur et moi on a passé des heures à ne pas appeler au téléphone, je faisais chauffer le ludion à la place. On avait aussi une lampe avec des blobs qui se baladaient quand on l’allumait, couleur orange, à peu près la même couleur que le liquide dans le ludion. Orange était la couleur des années soixante-dix et aussi un peu quatre-vingt. C’est une couleur salissante, vieillissante aussi. Pas le ludion.

Parfois elle tirait le fil en tenant l’écouteur et le combiné dans l’autre main. Elle allait s’asseoir sur un des deux petits fauteuils à côté de son lit dans le recoin. Le recoin de son lit était le recoin le plus secret de l’appartement, même si elle n’avait pas de chambre à elle. Les chambres à soi, ce ne devrait pas être seulement pour les écrivains ! Pour les non écrivains aussi, c’est bien. Comme ça, elle aurait pu brancher le téléphone dans sa chambre. Parfois elle avait un appel qui durait, mais d’autres fois c’était des appels rapides, habituels, genre ma grand-mère qui voulait s’assurer qu’on irait bien manger chez elle le mois prochain, et qu’est-ce qu’on voudrait manger, le mois prochain ? Des appels rapides aussi qui ne perdaient rien pour attendre. Parfois je l’entendais demander vous me rappelez demain ? Je ne savais pas quand demain. Le lendemain, je serai au lycée  jusqu’au vendredi soir. Ma sœur téléphonait à ses copines et pour ce faire, elle s’asseyait sur la moquette, près de la table basse et du petit ludion. On pouvait déjà savoir les appels et leur durée auprès de la compagnie des téléphones, si on voulait. Ma mère épluchait les factures. Puis elle les payait.

Moi, je passais rarement des coups de fil. J’en avais rarement à passer ; mais quand je passais vers la table basse je prenais souvent le ludion. Si ma sœur était là elle regardait un moment, elle s’intéressait vaguement, elle disait : c’est marrant… Elle me trouvait sans doute un peu con. Mais bon, je crois que j’attendais un coup de fil. J’attendais qu’on me propose quelque chose pour le week-end. Une sortie, une fête chez des copains. Une fête chez des copains où il y aurait des filles. Mais moi, j’hésitais à appeler de mon côté. Je le faisais quand j’étais à l’Ilm, mais je n’y étais pas souvent. Lundi je ne serais plus là. Ma mère et ma sœur se partageraient le téléphone, et puis, le dimanche, ma mère serait assise sur le petit fauteuil bleu, en face de son lit dans le recoin. Parfois, elle s’asseyait vers la porte fenêtre qui donne sur le square Gay-Lussac. Moi, j’avais le ludion.

Aujourd’hui, de la disparition orchestrée des objets à souvenirs, va savoir comment, il ne m’est resté que le ludion. Il marche toujours très bien si on n’a pas froid aux mains. Je le garde à l’abri derrière deux plantes vertes, pour ne pas risquer de le casser ; et parfois, il arrive que je ferme les yeux pour mieux les écouter, elle ou lui, ça dépend.

Dominique Fabre

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