Le samovar, de Franck Pavloff

Quand au petit matin flottait la senteur fleurie du thé mêlée à l’odeur âcre du charbon de bois, je  savais que mon père était revenu. Je ne sais trop pourquoi son retour s’effectuait toujours pendant que nous dormions avec mes frères. Peut-être pour ne pas affronter trop vite les regards de ses enfants dès la porte franchie. Ou pour se garder un temps en tête à tête avec ma mère. Encore  aujourd’hui deux images de mon père absent se superposent, le héros au casque d’or parcourant le monde le poing levé avec le traité des révolutions sous le bras ou homme ordinaire pris dans les tourments de la vie d’après-guerre et les impasses des amours contingentes.

Il était là, à mon réveil, traits tirés illuminés d’un sourire à faire craquer sainte Sophie, patronne de sa Bulgarie natale. Mais ni sainte, ni mère, ni enfants, ses yeux caressaient les courbes du samovar à la patine d’argent avancé au centre de la table, avec son robinet torsadé d’où gouttait l’eau chaude qui imbibait dans la tasse, le thé aux pétales de rose. Plus qu’un rituel, une liturgie, un plongeon dans les étapes de sa vie.

Chassé de Bulgarie en 1938 où sévissait le tsar Boris III allié des Allemands, il s’enfuit avec un maigre sac de vêtements et dans son sac à dos, emmailloté comme un bébé en couche, le samovar que l’on se passait de génération en génération comme un calice où l’eau chaude du thé aurait remplacé le vin sacré.

À chaque frontière passée, la police à ses trousses, Roumanie, Hongrie, Autriche, Suisse, qu’il se glisse sous des barbelés, qu’il rampe dans la boue, qu’il slalome dans des forêts minées, qu’il soudoie des passeurs véreux, mon père serrait le sac à dos contre son cœur. Le samovar était son cœur, ses courbes d’argent son âme.

Plus tard, quand il fonda une famille, il le déposa sur le buffet du salon, puis rassuré de voir femme et enfants à l’abri du besoin, il se coiffa du casque d’or et sur son cheval « Utopie » partit traquer les fascistes.

Ses absences étaient si longues. Pour ma mère qui taisait son chagrin, le samovar n’était plus qu’un ustensile froid.

Pour moi, il restait le dépositaire de l’âme paternelle. Parfois, quand mes frères jouaient à l’extérieur avec leurs copains, dans le silence du salon je m’asseyais au pied du buffet et je l’écoutais. Rien de plus bavard que ce samovar. Il me disait les plaines enneigées de Bulgarie, les plages de sable blond de la mer Noire, les rives grasses du Danube bleu, les champs de roses à perte de vue. Dans les vapeurs magiques échappées du samovar, je distinguais comme dans un miroir embué, le visage de mon père, ses yeux qui me souriaient, sa main qui tenait la mienne.

À présent que ce père, vrai ou faux baroudeur, s’en est allé au plus haut des cieux ou au plus profond de la terre, le samovar sur l’étagère de mon bureau bien calé entre des piles de livres, attend mon signal. Deux ou trois fois l’an, je le charge de charbon de bois de cerisier, le plus odorant, d’eau de ma source, et j’effeuille une rose dans ma tasse de thé comme on jette une couronne à la mer pour ceux qu’on aime et qui ont disparu.

Franck Pavloff

 

Une réflexion sur “Le samovar, de Franck Pavloff

  1. J’ai beaucoup aimé votre texte plein d’émotions et avec lequel on part en voyage. Je possède moi aussi un samovar, objet de famille dont j’ignore l’histoire…

Laisser un commentaire