La pancarte en carton, par Liliane Débodard

C’était pendant les années de guerre, du temps du rationnement, lorsque les métaux et objets métalliques s’obtenaient avec des «bons-matière». Cette pancarte, je l’ai vue pendant un an, suspendue à la porte de la maison de mes grands-parents chez lesquels j’étais réfugiée. Mon grand-père était alors forgeron-maréchal ferrant. C’est sans doute la raison pour laquelle ma grand-mère avait été chargée de la distribution de cette « monnaie ».

Dans mon souvenir, je ne peux séparer cette pancarte de la forge de mon grand-père . C’était un endroit où il m’était interdit de pénétrer mais qui me semblait à la fois fascinant et monstrueux. C’est là que mon grand-père commençait sa journée. De ma chambre, qui jouxtait l’atelier, je pouvais l’entendre, dès cinq heures du matin, frapper sur son enclume, en chantant, pour façonner ses fers. C’était un rythme étrange, ces coups de marteau qui allaient par paires : un coup sur le fer, un rebond sur l’enclume…. Plus tard, dans la journée, les fermiers amenaient leurs chevaux. Quel spectacle ! Pendant que l’apprenti maintenait sur son tablier de cuir la patte immobile, mon grand-père appliquait le fer sur le sabot. J’étais persuadée que l’animal souffrait, bien que l’on m’eût expliqué le contraire. J’avais mal moi aussi, mais pour rien au monde je n’ aurais manqué ce spectacle. Le soir, ma grand-mère, munie d’une pelle et d’une  balayette ramassait le précieux crottin qu’elle déposait au pied de ses rosiers. Je me souviens des roses de ma grand-mère, les plus belles et les plus parfumées que j’aie jamais vues.

Après la mort de mes grands-parents, j’ai retrouvé cette pancarte, au milieu de vieux papiers, chiffons et cartons. J’ai pu la sauver par miracle, tant elle avait piètre figure, noircie et couverte de toiles d’araignées.

Maintenant, sous verre, elle est exposée chez moi et intrigue les visiteurs. Quand je passe devant elle, je ne manque jamais de lui jeter un coup d’œil et j’entends – oui, j’entends vraiment – les doubles coups résonnant sur l’enclume : tac, tac… tac-tac… comme une horloge lointaine qui rythme le temps de ma mémoire.

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