Les boutons de nacre, par Christiane Anquetin

Les boutons. C’était sur la route de Paris à la mer. Le travail arrivait à la gare. De grands sacs arrivaient avec les coquillages et les animaux encore dedans. Il y avait le burgau, la nacre grise, la nacre noire. Elles venaient des îles. Ça ne sentait pas bon, ça sentait les algues pourrissantes, c’était désagréable. On les nettoyait dans des bassins en zinc, à mains nues.   Les machines découpaient les boutons. On sciait les coquillages avec une scie à eau.. Pour faire aussi des boucles de ceinture. … On travaillait dix heures par jour et parfois le samedi. Sans vacances. Les femmes encartaient à domicile. Elles recevaient des sacs de boutons, un millier en vrac et elles mettaient douze à quatorze boutons. Elles étaient payées « à la grosse » = cent quarante quatre boutons. Elles travaillaient même la nuit. Fallait être rapide, avoir de bons yeux. Fallait assortir les boutons, les trier… On jetait les écornés, qui n’étaient pas nets. Les femmes étaient à la tâche, moi, j’ai toujours travaillé à l’heure.

Donc il y avait le nettoyage, la découpe, le perçage. J’ai pas connu les baleines de parapluie, on perçait à l’acier rapide, c’était plus résistant. La mèche faisait du bruit, comme une fraiseuse de dentiste. Et surtout les courroies et les poulies dans l’air, sans protection alors qu’elles cassaient parfois. On était assis sur de grands tabourets à trois pieds. Il y avait des courroies partout pour entrainer les roues. On risquait l’accident. Aujourd’hui on n’aurait plus le droit.

Pendant qu’on perçait les boutons, il y avait de l’eau dans les rigoles, puis dans une cuve, puis elle était pompée, et revenait. Pas à Hoguet, mais dans l’usine Guéraut à Andeville, l’eau était sale, les gens fumaient et crachaient dans les cuves, ça nous tombait sur les mains, ça nous donnait des boutons de fabriquer des boutons !… On avait juste de grands tabliers de cuir. Les gants, ça coûtait trop cher. Ils n’en parlent pas de ça au musée. L’eau, c’était pour écraser la poussière et refroidir les machines parce que les forets chauffaient. Mais il y avait pas que ça.

Et il y avait aussi les coquilles d’aléotide, une autre matière qui vient des coquillages. Vert, de toutes les couleurs… avec les beaux morceaux, on faisait les boucles. On les écroutait, toujours sans gants, ça coupait les mains.  Il y avait pas de perte. Enlever la croûte, c’était un travail d’homme. Les coquillages étaient dans l’eau. On les mettait dans un mandrin, on les nettoyait, puis on façonnait. Puis on ponçait. On polissait. Et on faisait briller à l’eau de javel. Sans gants de protection. Juste le tablier et les bottes en caoutchouc.

Après, il y a eu l’ivoire.

Puis les chinois ont apporté le plastique. Ça faisait beaucoup de poussière. On la respirait, ça sentait comme quand on brûle du plastique, du polyester. Je préférais encore la nacre.

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Avec la participation de Mauricette et Bernard Prodhomme, qui ont apporté les objets en nacre présentés ici et complété le récit de Madame Anquetin. Un grand merci à tous les trois. Ces rencontres ont eu lieu à la bibliothèque de Sainte-Geneviève à l’automne 2015, au cours de la résidence d’autrice d’Ella Balaert qui a rédigé ce texte au plus près des propos de Madame Anquetin.

3 réflexions sur “Les boutons de nacre, par Christiane Anquetin

  1. Je revois la boîte de boutons de maman, en bois, pyrogravée par elle lors de l’une de ses innombrables colonies de vacances comme monitrice, intendante ou même infirmière. Elle qui déteste le sang… Boîte dont le couvercle entrait parfaitement dans les interstices prévus à cet effet sur les panneaux du bas. J’ai joué pendant des heures, enfant, à associer les couleurs, les formes, les matières. J’ignorais tout de la fabrication des boutons. Parfois j’en retrouvais un, doré, sur une veste que maman nous cousait. Ou je cherchais avec elle le sixième, rond et blanc, qui pourrait remplacer celui qui s’était perdu, sur ce chemisier difficile à repasser. Je les tripotais pour le plaisir, les sortais avec autant de joie que s’il se fût agi d’émeraudes, de saphirs ou de rubis. Ces pierres précieuses de mon enfance rebondissent dans ma mémoire, même si le plus souvent elles étaient en pur plastique, et d’une forme finalement assez ordinaire. Dans la famille, le classicisme était de mise, l’originalité bannie. Désormais, il m’arrive d’acheter un vêtement pour le riche bouton qui l’ornemente, ou, comme pour ce manteau que je porte encore, je transforme des boutons noirs sans personnalité en les peignant en jaune, vert, rouge : l’ensemble en est métamorphosé, et j’aime quand les gens ne me parlent que d’eux, ces éléments décoratifs véritables bijoux qui disent un peu de moi, et par opposition invisible, beaucoup de mon passé, finalement.

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